Ariane 6 est enfin sur le pas de tir, mais elle ne décollera pas de sitôt


Un retard qui n’augure rien de bon pour l’indépendance spatiale de l’Europe.

Après des années de galères techniques et d’explosion des coûts, le premier véhicule Ariane 6 est enfin entièrement assemblé ; d’après un communiqué de l’ESA, l’engin attend sagement son heure sur le pas de tir de Kourou, en Guyane française, depuis le 12 octobre dernier. Mais attention à ne pas crier victoire trop vite ; le départ de ce lanceur lourd, qui doit devenir le nouveau fer de lance de l’aérospatiale européenne, a encore été reporté récemment. Un nouveau coup dur pour les ambitions spatiales du Vieux continent.

C’est Josef Aschbacher, directeur général de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) qui a annoncé la nouvelle lors d’un briefing à la mi-octobre. Il a déclaré qu’Ariane 6 ne bougerait pas d’un pouce avant la fin de l’année 2023. Ni lui, ni ses collègues ne se sont montrés très loquaces sur les raisons de ce report ; ils se sont contentés de mentionner des « défis techniques ».

Il a aussi précisé que cette date ne constituait en rien une garantie, car l’agence a encore beaucoup de pain sur la planche avant d’en arriver à cette étape. « Avec un projet de cette magnitude, il faut que ce soit bien clair que cette date est une prévision. Pour que ce calendrier soit valide, le programme devra encore se poursuivre et valider un certain nombre d’étapes importantes en temps et en heure », avertit-il.

Un lanceur au parcours chaotique

S’il se montre aussi prudent, c’est que ce n’est pas la première fois qu’Ariane 6 pose un lapin ; comme souvent en aérospatiale, elle a déjà accumulé beaucoup de retard. Sa construction a commencé en 2017, avec l’objectif de procéder à un vol inaugural en 2020 avec un budget de 3,8 milliards d’euros.

Et cette chronologie très ambitieuse a rapidement volé en éclats, en partie à cause de la pandémie de Covid-19 qui a beaucoup perturbé la logistique du programme ; en octobre 2020, l’agence a annoncé que l’échéance finale allait à nouveau être décalée, cette fois au deuxième trimestre 2022. Avec ce nouveau report, qui immobilisera la fusée au moins jusqu’en 2023, le retard total depuis le début de la construction est désormais d’environ trois ans.

Un délai tout sauf idéal dans le contexte actuel. Car le souci, c’est que même une fois terminé, l’avenir de ce lanceur ne s’annonce pas particulièrement glorieux. En effet, même si la construction proprement dite a débuté en 2017, la conception d’Ariane 6 remonte déjà à une dizaine d’années. À l’époque, il s’agissait d’un lanceur à la pointe de la technologie… mais le paysage a bien évolué depuis.

Entre temps, toute l’industrie s’est transformée sous l’impulsion de SpaceX, qui a normalisé l’exceptionnel avec ses lanceurs réutilisables en plus d’avoir participé à redéfinir les termes de la collaboration public-privé dans l’espace. Aujourd’hui, toute cette industrie est en train de se convertir à ce nouveau paradigme. Or, la pauvre Ariane 6 est encore un lanceur à usage unique ; un modèle qui semble déjà daté, alors que le lanceur est encore loin de son voyage inaugural…

Sans Ariane 6 ni Soyouz, l’ESA se tourne vers SpaceX

L’histoire d’Ariane 6 ressemble donc de plus en plus à un « mauvais choix stratégique », pour reprendre les propos de Bruno Le Maire. Et à chaque fois que le projet prend du retard, les conséquences de cette erreur deviennent de plus en plus importantes pour l’ESA et l’ensemble de l’aérospatiale européenne.

Heureusement, l’agence a déjà commencé à redresser la barre ; pour compenser ce manque de clairvoyance, elle développe en ce moment Maïa, un nouveau lanceur de dernière génération qui sera cette fois partiellement réutilisable. L’état-major de l’ESA affirme que Maïa et Ariane 6 seront « complémentaires », mais pour cela, il faudrait déjà que les deux véhicules entrent en service.

Espace : l’Europe va (enfin) développer son propre lanceur réutilisable

En attendant, l’ESA se retrouve dans une situation compliquée, puisqu’elle est en ce moment privée des Soyouz russes. Traditionnellement, ces lanceurs occupent une place considérable dans la logistique de l’agence. Mais l’agence a été forcée de trouver une autre solution suite au refroidissement des relations avec Roscosmos dans le cadre de la guerre en Ukraine.

Par exemple, elle a signé un contrat avec SpaceX pour la mise en orbite Euclid, son futur satellite chasseur d’énergie noire. Et plus le temps passe, plus l’ESA semble se rapprocher de la firme d’Elon Musk, qui collabore déjà étroitement avec la NASA. Il sera donc intéressant d’observer comment cette relation va évoluer.

Il est probable que l’aérospatiale européenne fasse régulièrement appel à SpaceX ces prochaines années, au moins jusqu’à ce qu’Ariane 6 prenne enfin son envol. La suite dépendra entièrement des performances du lanceur et de son successeur Maïa. S’ils répondent aux attentes, ils seront peut-être en mesure de ramener l’aérospatiale européenne sur le devant de la scène.

Quel avenir pour l’aérospatiale européenne ?

Mais si ces deux véhicules continuent d’accumuler du retard, il n’est pas exclu que l’agence finisse par emboîter le pas à la NASA en arrêtant purement et simplement de construire ses propres véhicules. Le cas échéant, elle pourrait déléguer cette activité à d’autres entreprises européennes… voire s’engager avec SpaceX sur le long terme, ce qui serait loin d’être négligeable.

Avec ses lanceurs Falcon 9 et bientôt son Starship révolutionnaire, SpaceX a plusieurs longueurs d’avance sur Arianespace. © SpaceX

En effet, tous les spécialistes s’accordent à dire que l’espace va jouer un rôle de plus en plus important dans la géopolitique mondiale, pour des tas de raisons. On peut par exemple citer l’occupation de l’orbite terrestre ou la colonisation de la Lune, qui comportent de gros enjeux scientifiques, mais aussi et surtout économiques, militaires et politiques.

Or, la capacité à lancer ses propres engins est à la base de toutes ces activités ; si l’Europe ne dispose pas de son propre lanceur, cela signifie aussi qu’elle doit renoncer à une partie de son autonomie, avec tout ce que cela implique pour son rayonnement géopolitique face à des entités comme les États-Unis et la Chine.

Autant dire que malgré la prudence d’Aschbacher, Arianespace et l’ESA seront attendues au tournant fin 2023 ; si le lancement d’Ariane 6 et le développement de Maïa sont encore retardés de plusieurs années, l’Europe risque d’avoir beaucoup de mal à jouer les premiers rôles dans l’espace.



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